14
La maison louée par Wong est bâtie sur pilotis, à l’imitation des cheeckee séminoles, c’est une hutte géante de milliardaire, une fantaisie ethnique, un cube troué d’immenses baies vitrées en polycarbonate teinté auquel on accède par un escalier de fer noir tellement stylisé qu’on pourrait l’exposer dans un musée. Les pilotis rassurent Peggy, elle se dit que depuis ce nid d’aigle, cette tour d’observation, elle pourra voir venir l’ennemi de loin. Des palmiers de Chine (Chamaerops fortunei) et des cèdres dorés de l’Himalaya (Cedrus deodara Aurea) tressent autour de l’habitation une ceinture végétale qui faseye dans le vent.
Ils doivent tirer Brandon du véhicule comme s’il s’agissait d’une carcasse inerte, et le pousser dans l’escalier marche après marche. Au terme du parcours, Wong déverrouille au moyen d’une carte à puces une porte métallique commandée par une serrure électronique. L’intérieur est dénudé, très zen. Il y a même un jardin de gravillons soigneusement peigné au râteau, dans la pure tradition des monastères. Seuls quelques rares objets disséminés avec goût montrent que le lieu n’est pas inoccupé. Sur un bloc de pierre brut trône un kaiken, ce petit poignard de corps à corps avec lequel les épouses de samouraï s’ouvraient la gorge pour suivre leur époux dans la mort lorsque celui-ci s’incisait l’abdomen en croix, selon le rituel du seppuku. Le centre du salon est marqué par une très belle table à opium laquée à la main par un artiste nippon qui a pris soin (selon la tradition) d’y laisser de menues imperfections, car au pays du Soleil Levant la beauté parfaite doit rester un pur idéal.
Wong indique à la jeune femme le chemin de l’une des trois salles de bains. Là encore tout est parfait, aseptisé, le sol et les murs pavés de pierres volcaniques d’un noir mat.
Peggy déshabille Brandon, ce qui ne va pas sans mal car le garçon se cramponne à la combinaison d’amiante comme à une seconde peau. Il pue la sueur. Elle lui arrache ses vêtements et le pousse sous la douche sans écouter ses récriminations, puis elle se dévêt elle aussi et va le rejoindre. La douche est aussi vaste qu’une cabine d’ascenseur, en acier chirurgical, dans le style professional equipment qui fait fureur. Elle doit savonner le jeune homme qui reste immobile, les bras ballants. Elle trouve qu’il a maigri, comme si la drogue se nourrissait de sa chair. Pour la première fois depuis qu’elle le connaît, elle lui trouve quelque chose de pitoyable.
— Frotte pas si fort ! gronde-t-il, tu vas me déformer ! Je suis comme une figurine en pâte à modeler, tu pourrais m’arracher un bras !
Elle se nettoie à son tour. La vase s’accroche à ses cheveux. Elle se frotte jusqu’à avoir mal. Quand elle se sent enfin propre, elle décroche les peignoirs de bain pendus à une patère, en tend un à Brandon.
— Mets ça, lui ordonne-t-elle. Ici il n’y a pas de vent, tu n’as pas besoin du scaphandre.
Il a une moue de petit garçon, hésite, puis se décide à obéir. Décidément, Peggy ne sait plus ce qu’elle éprouve pour lui. Un dégoût mêlé d’attendrissement ? Elle s’étonne d’avoir pu faire l’amour avec ce grand dadais. Elle le prend par la main et le conduit dans une pièce meublée de canapés blancs.
— Burly est mort, dit-elle d’une voix calme. Les gens à qui appartient le cylindre ont pensé que tu l’avais caché chez lui. Tout ça est allé beaucoup trop loin. Il faut se débarrasser de ce truc le plus vite possible. Tu comprends ? Dis-moi ce que tu en as fait avant qu’il ne soit trop tard. Si tu t’obstines à te taire, des gens viendront, qui nous feront très mal.
Brandon pouffe de rire à la façon d’un élève qui nargue ses professeurs. Il paraît heureux de sa blague. Peggy dissimule son exaspération.
— T’as qu’à chercher, lâche soudain le garçon. Je te dirai si tu brûles ou si tu gèles, ce sera marrant. Il bêtifie sans qu’on puisse déterminer s’il plaisante ou s’il est réellement en pleine régression infantile. Wong entre dans la pièce, des vêtements pliés dans les bras. Tee-shirts, jeans. Ce ne sera peut-être pas à la bonne taille. Il s’en excuse, il faudra faire avec.
Le silence s’installe, pesant. L’Asiatique va remplir trois verres.
— Vous voyez, soupire-t-il en tendant l’un d’eux à la jeune femme, je ne vous avais pas menti. Ils vont revenir à l’attaque. Ils sont au courant de tout.
Brandon s’est détourné, tel un gosse que la conversation des adultes ennuie. Il suit avec son doigt les coutures du canapé et produit avec la bouche un bruit qui ressemble au tchou-tchou d’un train à vapeur lancé à travers la prairie. Peggy sent son cœur se serrer.
— Est-ce qu’il est devenu… débile ? demande-t-elle à voix basse. Définitivement ?
Wong hausse les épaules.
— Je ne peux pas vous répondre, lâche-t-il. Je ne suis pas psychiatre. Il est possible qu’il redevienne normal une fois l’effet du produit dissipé. Il est également possible qu’il reste diminué, comme après un coma prolongé. Il faudrait lui faire dire où il a caché le container.
— Je sais, coupe la jeune femme avec irritation. J’ai déjà essayé. On ne peut pas le brusquer, plus nous insisterons, plus il se fermera.
*
Il est tard, la journée s’est écoulée en vaines tentatives pour essayer d’amener Brandon à livrer son secret. Peggy est épuisée. Elle voit venir la nuit avec angoisse. Wong n’a pas allumé les lumières car les baies vitrées, conçues pour résister aux vents les plus violents, ne sont tout de même pas assez résistantes pour s’opposer au passage d’un projectile à haute vélocité. Brandon a fini par s’endormir sur la moquette. Il a les traits creusés. La jeune femme s’obstine à penser que son métabolisme s’est emballé, et qu’après s’être nourri de ses graisses, il dévore à présent ses fibres musculaires. Elle ne sait pas à quelle vitesse cet amaigrissement se poursuivra. Elle a du mal à s’imaginer en train de pouponner Brandon, de le forcer à engloutir des aliments riches en calories. En même temps, elle a peur de le découvrir le lendemain matin, les joues creuses, les côtes saillantes, toujours étendu sur la moquette, mais ayant perdu 10 kilos au cours de la nuit.
Elle s’éloigne à reculons. On accède aux chambres par une immense passerelle de métal forgé. Wong est là, tout au bout. Il contemple la mer (ou surveille les environs ?) le front appuyé à la baie vitrée. Son vernis d’impassibilité commence à s’écailler. Il pivote sur ses talons pour faire face à la jeune femme. La nuit envahit la maison. Peggy réalise qu’elle n’a pas envie de dormir seule, il lui faut les bras d’un homme autour de ses épaules, le poids d’un corps masculin sur sa poitrine. Wong l’a lu dans ses yeux. Il s’avance sans dire un mot et glisse ses mains sous l’étoffe du tee-shirt, ses paumes remontent doucement vers les mamelons. Peggy frissonne. Elle découvre qu’elle avait envie de cela depuis le début, depuis qu’elle l’a aperçu au volant de la TransAm, au seuil de la réserve, lorsqu’elle nourrissait les requins.
Elle sait également que leur comportement n’a rien de monstrueux, il leur faut faire l’amour pour effacer les images de mort de l’après-midi. Le sexe sera le meilleur antidote contre les cauchemars de la nuit à venir. Elle s’abandonne., avec l’excitation et l’inquiétude qui l’assaillent à parts égales chaque fois qu’elle se retrouve dans les mains d’un inconnu. Le Japonais la pousse dans l’une des chambres. Il n’y a qu’un futon sur le sol, un paravent dans un coin. Il a un très beau corps aux muscles longilignes, des fesses petites et dures qui rendraient folle de jalousie n’importe quelle femme, et pas un poil sur la peau. On dirait une statue d’ivoire. Elle s’ouvre à lui. Il la prend sans un mot mais sans aucune de ces démonstrations théâtrales auxquelles les hommes se croient obligés de sacrifier pour affirmer leur virilité. Elle éprouve un plaisir violent et bref, comme jamais elle n’en a ressenti. Abasourdie, elle décide que le mérite en revient aux dernières molécules de drogue qui courent dans ses veines, et non à la science amoureuse de cet amant d’un soir qui ne s’appelle probablement ni Dexter ni Wong…
Elle s’endort dès qu’il s’écarte d’elle, foudroyée par la fatigue.
« Salope ! »
Le cri réveille Peggy en sursaut. Il lui faut cinq secondes pour se rappeler ce qu’elle fait là, étendue nue sur un lit qu’elle ne connaît pas, couchée contre le flanc d’un Asiatique.
— Salope !
La vocifération provient du couloir. C’est Brandon qui se tient au seuil de la chambre, appuyé au montant de la porte restée béante. Il a tout vu, tout embrassé en un regard, mais son cri n’est pas celui d’un adulte, il évoque plutôt la plainte d’un petit garçon colérique.
La jeune femme se redresse sur un coude, cherche à tâtons un vêtement pour s’envelopper, n’en trouve pas.
— Puisque c’est comme ça, j’t’aime plus ! lance Brandon en tournant les talons.
Nue, Peggy s’élance à sa poursuite. Elle maudit sa négligence. Pourquoi n’avoir pas pensé à fermer la porte ? Elle saisit le jeune homme par le poignet. Il se rebelle, mais sans déployer la force dont il serait capable d’ordinaire.
— M’en fous ! grogne-t-il, d’abord t’es moche, t’as pas assez de nichons.
Elle hésite à l’attirer contre sa poitrine, l’odeur de Wong est sur elle, sa sueur, sa semence… Elle n’a pas envie de materner Brandon. D’ailleurs elle ne l’a jamais fait dans le passé.
— La boîte en fer, tu la trouveras jamais ! ricane le garçon. T’auras beau chercher, tu la trouveras pas.
Un instant, il est sur le point de transformer sa prophétie en ritournelle mais il se ravise et s’assied sur une marche de l’escalier pour bouder. Peggy se fait la réflexion qu’il a probablement retrouvé le visage qu’il avait à 10 ans. L’arrogance du roi des cascadeurs au chômage a été gommée d’un coup pour laisser place à une vulnérabilité qu’elle ne soupçonnait pas.
Wong s’est approché sans bruit, il tend à la jeune femme un yukata, un kimono de nuit, identique à celui qu’il a lui-même enfilé. Brandon s’éloigne et leur tourne le dos.
— Maintenant il ne voudra plus collaborer, observe le Japonais. Et s’il continue à régresser, il perdra bientôt l’usage de la parole.
— C’est possible ? s’inquiète Peggy.
— Oui, confirme Wong. Comme dans la maladie d’Alzheimer. Le malade perd la mémoire, puis ses facultés de vocaliser. Quand le centre du langage est atteint, les mots qu’il prononce deviennent à peu près incompréhensibles. J’ai bien peur que Brandon ne soit en train de suivre ce chemin… à vitesse accélérée.
Peggy passe le peignoir.
— Laissons-le, murmure-t-elle. Il sera peut-être de meilleure humeur dans un moment.
Elle a du mal à débrouiller ses sentiments. De la honte, un peu, de la colère envers ces deux hommes qui l’exaspèrent chacun à sa manière. Ils descendent dans la cuisine. Sur une étagère sont alignés des flacons de saké. En nombre conséquent. Du karakushi ikkyu, du saké sec de première classe brassé par les fournisseurs de la Maison Impériale, la Compagnie Okura.
Wong s’affaire autour d’un percolateur nickelé qui évoque pour Peggy le modèle réduit d’une chaudière de paquebot. L’odeur du Jamaïca Blue Mountain, l’un des cafés les plus chers au monde, emplit la pièce. Tout à coup, le Japonais s’immobilise.
— Tu n’as rien entendu ? souffle-t-il.
— Non, balbutie Peg.
— C’est parce que tu ne connais pas les bruits de la maison. Dehors… il y avait quelqu’un sur l’escalier. L’une des marches a tendance à crisser.
Il ouvre un tiroir et en sort un petit colt Bodyguard à canon court. Il attend. Peggy regarde par la fenêtre, mais il fait nuit et Wong a éteint les lumières du jardin. Côté mer ou côté terre, règne la même obscurité.
— Ils sont partis, chuchote Wong. Ils n’ont même pas essayé d’entrer. C’est curieux, ou alors…
— Ou alors quoi ?
— Ils sont venus déposer quelque chose. Il faut aller voir.
Le colt à la main, il traverse le hall, va droit à la porte. Peggy a peur, mais elle le suit. Avant de poser la main sur la poignée, il appuie sur un bouton. Les projecteurs du perron s’allument d’un coup.
« Il va faire une cible merveilleuse, pense la jeune femme. Il est fou. »
Elle s’alarme sans doute pour rien. Si on avait voulu les tuer, il suffisait de faire sauter le battant avec un morceau de Semtex.
Wong ouvre la porte et reste figé. On a posé quelque chose sur le sol. Un bol de porcelaine au travail exquis. Il est rempli d’encre de Chine, presque à ras bord. Un petit pinceau y trempe. Non… Il ne s’agit pas d’un pinceau mais… mais d’un doigt. Un index tranché à la jointure de la troisième phalange. Peggy se crispe. Elle a la certitude immédiate que ce débris a été prélevé sur le corps démembré de Burly Sawyer. On s’est servi du doigt coupé pour tracer une série d’idéogrammes sur la porte. Il y en a six. Wong les contemple sans laisser transparaître ses sentiments.
— Qu’est-ce que c’est ? souffle la jeune femme.
— Ils ont écrit Kubi onagaku shite…, répond-il. Ça signifie à peu près attente impatiente. Le message est clair, non ?
Il n’y a plus rien à faire qu’à ramasser la coupelle d’encre de Chine. Wong s’en charge pendant que Peggy referme la porte. Une boule panique s’est formée dans sa gorge, l’empêchant de respirer. ILS sont donc là… Encerclant la maison, guettant leurs faits et gestes. Elle entend Wong qui s’active dans la cuisine, fait couler l’eau. Elle ne veut pas penser à ce qu’il a fait du doigt coupé. Elle ne cesse de jeter des coups d’œil par les fenêtres, persuadée qu’elle va surprendre un visage collé aux carreaux.
Brandon donne des coups de pied dans les coussins des canapés, il marmonne des menaces imprécises, à la manière des gosses en colère.
— Tu pourras pas l’avoir, vocifère-t-il soudain d’une étrange voix, criarde et pré-pubère. T’es pas assez forte. Et puis t’es trop trouillarde pour lui mettre la main dans la gueule.
La jeune femme tressaille. Dans la gueule ?
— Ce n’est pas vrai, dit-elle sur le même ton, je n’ai pas peur. Rien ne me fait peur.
Brandon s’esclaffe.
— Menteuse ! Menteuse ! explose-t-il, t’as la trouille des requins, je le sais… T’oseras pas. Personne n’osera.
Peggy hésite à avancer un nouveau pion, elle a peur de comprendre ce que Brandon est en train de lui révéler sans même s’en rendre compte.
La sueur lui mouille les tempes. Elle tourne le dos au jeune homme pour aller rejoindre Wong dans la cuisine. Il a écouté la conversation, il attend, immobile.
— Je sais où est le container, chuchote la jeune femme. C’est la merde totale.
— Mais encore ?
Peggy se passe la main sur le visage.
— Il ne pouvait pas trouver meilleur coffre-fort, lâche-t-elle. Il a fait manger le cylindre par l’un des requins de la réserve dont je m’occupe.
— Quoi ?
Pour une fois Wong est sorti de son éternelle impassibilité. Il entreprend de s’essuyer nerveusement les mains au moyen d’un torchon blanc sorti d’un tiroir. Il procède avec un soin maniaque de chirurgien se préparant à entrer en salle d’opération.
— Explique-moi ça… fait-il quand il a enfin dominé sa stupeur.
— C’est facile à comprendre, dit Peggy. Les requins bouffent n’importe quoi. Dès qu’on s’approche du bassin, ils nagent vers la surface. L’un d’eux surtout, c’est un affamé perpétuel. Il suffit de jeter de la nourriture dans l’eau pour qu’il l’engloutisse aussitôt. Brandon n’a eu qu’à envelopper le container dans un morceau de viande. Le requin l’a avalé sans problème… Ces animaux ont un rythme digestif très lent, leur estomac peut stocker n’importe quoi sans risque d’intoxication, aussi bien des chaussures que des objets métalliques.
Elle se tait pour reprendre son souffle.
— Le container est là-bas, affirme-t-elle d’un ton mal assuré, dans l’estomac d’un requin tigre. C’est comme si on l’avait mis à l’abri dans un coffre-fort vivant muni de dents… Un coffre-fort conçu pour tuer.
— Je sais pourquoi il a fait ça, observe Wong, il voulait se protéger contre la tentation, mais, en même temps, il ne pouvait se résoudre à jeter le flacon, alors il a trouvé un moyen terme. De cette manière, il se garantissait contre sa propre gourmandise sans toutefois s’interdire la possibilité d’y céder de nouveau, un jour.
Il réfléchit en se caressant les pommettes du bout des doigts, un tic que Peggy n’avait pas remarqué jusqu’alors.
— Ce requin, interroge-t-il, tu es certaine de pouvoir l’identifier ?
— Oui, chaque animal est muni d’une balise émettrice qui permet de le localiser, même s’il se cache au fond d’un trou. C’est ce qu’ils font lorsqu’ils sont malades. Avec le récepteur, on peut le suivre à la trace.
— Alors, il n’y a qu’à le tuer et à lui ouvrir le ventre pour récupérer le cylindre…
La jeune femme éclate d’un rire froid.
— « Il n’y a qu’à… », ricane-t-elle, comme tu y vas ! Si on l’éventre dans le bassin, l’odeur du sang rendra fous tous ses copains qui nous tomberont dessus dans les 10 secondes qui suivront. Ce sera la frénésie. Tu délires ! Tu ne sais pas de quoi tu parles. Pour l’ouvrir, il faudra d’abord le pêcher et le hisser à la surface… puis aller l’autopsier à l’abri du hangar, pour ne pas risquer d’être surpris par un représentant du mouvement de défense des animaux. Ils sont toujours à tourner autour de la réserve, persuadés qu’on torture les requins. S’ils nous voient, ils déclencheront une émeute, la réserve se retrouvera assiégée par des centaines de sympathisants et nous ne pourrons plus en sortir.
— Alors il faut agir de nuit…
— C’est la nuit que les squales sont le plus dangereux. C’est la nuit qu’ils chassent. C’est pour cette raison qu’il faut toujours se méfier des bains de minuit. Le requin est avant tout un prédateur nocturne.
Peggy s’interrompt. Elle a la gorge sèche. Elle se penche au-dessus de l’évier pour boire un peu d’eau au robinet.
Wong hoche la tête.
— Tu as l’équipement qui convient ? demande-t-il.
Peggy ricane une fois de plus.
— J’ai tout l’équipement dont on peut rêver. Tous les gadgets recensés à ce jour, le problème c’est qu’ils ne servent pas à grand-chose… ou qu’ils sont trop compliqués à utiliser. Ou encore qu’ils risquent de tuer celui qui s’en sert. Et puis il faudra que tu m’aides. À deux, on a une petite chance d’acculer la bête qui nous intéresse au fond de la nasse de prélèvement. Une fois bouclée là-dedans, on la hissera hors du bassin au moyen d’une petite grue mobile. Mais il ne faut pas se faire d’illusions, dès que le « tigre » sera enfermé, il commencera à se débattre, à expédier des coups de queue dans tous les sens. Ces animaux ont une force prodigieuse. Souvent, ils parviennent à casser le câble du treuil. Si ça arrive, la nasse retombera au fond, et tout sera à recommencer.
— Je croyais qu’on pouvait les paralyser et les tuer au moyen d’un champ électrique…
— Oui, en théorie, et à condition qu’ils acceptent de rester sagement au même endroit, pendant 40 ou 50 minutes d’affilée, à attendre la mort, ce qu’ils font rarement. Je te le répète : aucune protection satisfaisante n’a jamais été mise au point. Ces bêtes viennent du fond de la préhistoire et continuent à nous narguer par leur longévité. On ne sait toujours pas combien de temps vit un squale en liberté. Certains disent 70 ans, mais d’autres chercheurs, parmi les plus sérieux, prétendent avoir étudié des spécimens âgés d’un siècle.
La jeune femme se laisse tomber sur une chaise. Ses paumes ont imprimé deux taches humides sur ses cuisses.
— Le bassin est grand, ajoute-t-elle. Les requins qu’on y a parqués ne sont pas apprivoisés. Il ne s’agit pas d’un quelconque seaquarium pour touristes. Ils n’ont rien de commun avec les dauphins qui font les clowns, un ballon en équilibre sur le nez. Ce sont des fauves à l’état sauvage. Avec un appétit de fauves.
— Tu as déjà plongé au milieu d’eux ?
— Une fois, une seule… et j’étais avec les types du laboratoire pharmaceutique. On était équipés comme des Marines montant en première ligne. Et personne n’en menait large. Le bassin est trop petit pour le nombre de squales entreposés, ça génère des problèmes de territoire entre eux. Ils ont tendance à être de mauvaise humeur.
Wong fait les cent pas sur le carrelage. Ses pieds nus chuintent.
— Tu es certaine de ne pas te tromper sur l’identité du requin qui nous intéresse ? demande-t-il une fois de plus.
Peggy esquisse un geste d’irritation.
— Je n’étais pas là quand Brandon lui a fait bouffer le cylindre ! s’emporte-t-elle. Mais, à mon avis, je n’en vois qu’un capable de le faire. Les autres ne montent jamais aussi près de la surface. Celui-là est vicieux, affamé en permanence. J’ai toujours eu la conviction qu’il agissait ainsi avec l’espoir de nous entraîner au fond, Brandon et moi. C’est un comportement assez rare, mais qu’on a pourtant observé. Il existe des squales qui sautent dans les barques des pêcheurs pour les faire chavirer, ou qui happent les imprudents penchés au-dessus de l’eau. Si un requin a avalé le paquet jeté par Brandon, ce ne peut être que lui. Un « tigre » de 3 mètres de long. Une vraie machine à tuer. En matière de système de sécurité, aucune banque n’a trouvé plus dissuasif. C’est comme si on venait d’inventer le coffre-fort cannibale !